Préface à l’essai « A qui appartiennent les enfants ? » de Jesper Juul
Par David Dutarte, avril 2016
Lorsqu’il vient au monde, le petit suédois est dans la plupart des cas accueilli et élevé par ses parents qui bénéficient d’un congé parental long, pouvant s’étendre sur les 7 premières années de vie de l’enfant. C’est un congé rémunéré à hauteur de 80% du salaire, parfois même plus. Il n’est pas encore partagé de façon vraiment égalitaire, mais une large majorité des pères suédois passent entre 3 et 6 mois au foyer avec leurs petits enfants, et des bonus financiers incitent depuis peu à aller encore plus dans ce sens. Le nourrisson passe donc en général les 12 à 18 premiers mois de sa vie essentiellement avec ses parents. Il rencontre d’autres petits par exemple dans des lieux d’accueil parents-enfants, puis lorsqu’il a acquis la marche, il sera, comme quasiment tous les enfants, accueilli dans des jardins d’enfants. Depuis une vingtaine d’année, un programme définit les objectifs éducatifs et pédagogiques de ces structures d’accueil pour enfants entre 1 et 6 ans. L’attention et les soins en sont un aspect central. L’épanouissement et les apprentissages se font en grande partie au travers du jeu libre, considéré comme une activité fondamentalement constructive. Même s’il en donne une image à mes yeux quelque peu idéalisée, le documentaire Même qu’on naît imbattables ! réalisé par Marion Cuerq illustre bien cette approche de la petite enfance en Scandinavie. Lorsque ma première enfant est née à Stockholm, le choix du congé parental long puis du jardin d’enfants s’est imposé comme une évidence.
Lorsqu’il vient au monde, le petit français est dans la plupart des cas accueilli et élevé par ses parents. La mère bénéficie d’abord d’un congé de maternité de 8 à 10 semaines. Le père d’un congé d’accueil et de paternité de 11 jours (utilisée par une encore bien trop faible minorité). Le nourrisson passe donc en général les 3 premiers mois de sa vie essentiellement avec sa mère. Lorsqu’ils font le choix de réduire ensuite leur temps de travail pour élever leurs enfants, les parents bénéficient d’un congé parental faiblement rémunéré (prestation partagée d’éducation de l’enfant, de 6 mois maximum par parents, jusqu’à l’âge d’un an), qu’il est possible de prolonger sous certaines conditions. L’enfant est alors généralement gardé à la maison par sa mère pendant une période supplémentaire et, on le voit aussi de plus en plus même si cela reste encore largement marginal, parfois aussi un temps par son père. Dans beaucoup de familles cependant, l’enfant est, dès la fin du congé de maternité, soit confié à un proche ou à une assistante-maternelle qui prend le relais, soit accueilli par des professionnels dans des crèches, jusqu’à l’âge d’environ 2 ans ½ – 3 ans. Plus tard, les enfants iront, là aussi quasiment sans exception bien que non obligatoire, à l’école maternelle jusqu’à 5ans. Un programme définit de même les objectifs pédagogiques et éducatifs de l’école maternelle, au sein de laquelle les apprentissages ont une place plus importante que les soins et les jeux y sont beaucoup plus orientés. Lorsque ma seconde enfant est née en France, le choix du congé parental s’est imposé là aussi, malgré des conditions bien plus précaires, tout comme celui plus tard de l’accueil en collectivité.
Si je compare ces deux expériences c’est pour illustrer, au delà du simple fait que les politiques nationales diffèrent d’un pays à l’autre tant du point de vue du caractère que du point de vue du soutien financier, comment nous sommes confrontés à des choix personnels dont l’impact sur les relations à nos enfants est important. De manière générale aussi sur les relations humaines et la société dans laquelle nous vivons.
Dans le ventre de la maman, l’enfant fait l’expérience de deux choses : être en lien avec un autre être humain et grandir. Il vient naturellement au monde avec l’espoir que ces deux choses se poursuivent. C’est d’ailleurs en ce sens, inspiré entre autres par les travaux de recherches du neurobiologue allemand, Gerald Hüther, que j’ai intitulé cette collection « Des liens pour s’épanouir ».
La théorie de l’attachement, largement reconnue à travers le monde, explique que c’est donc sur la base des premières expériences relationnelles que se construit la confiance en l’autre. C’est en effet durant ces premiers mois après la naissance, durant ces premières années de vie, que l’enfant va voir la confiance qu’il éprouve dans la relation à sa mère d’abord, à son père ensuite, puis aux autres de manière générale plus tard, soit croître soit être altérée. Sachant qu’il faut environ 8 à 10 mois (le pendant de la durée de la grossesse ?) à un enfant pour établir vraiment les premières relations de confiance, il me semble essentiel de réfléchir par deux fois, quant aux choix que nous faisons pour élever les enfants.
Je mets ici en avant la notion de confiance car elle transpire bien plus dans les relations adulte-enfant, et dans les relations humaines tout court, en Scandinavie qu’en France. J’en tiens pour preuve d’une part ma propre expérience de vie (et celles de nombreux proches dans des situations
similaires), partagée entre la Scandinavie et la France, et celle, particulièrement pertinente à mes yeux, rapportée par l’auteur danoise installée depuis longtemps en France, Malene Rydhal, qui met en effet la confiance comme thème central du premier chapitre « Je ne crains pas mon prochain. » de son livre Heureux comme un danois.
Il y a à n’en point douter de nombreux éléments qui peuvent ou non contribuer au développement de la confiance dans les relations adulte-enfant. J’en vois deux particulièrement importants : la disponibilité à l’enfant, d’une part, le respect de l’intégrité de l’enfant, d’autre part.
J’ai déjà exposé par ailleurs (cf. Préface à l’essai Voulons-nous des enfants forts et en bonne santé ?) combien la suppression du « droit de correction », c’est à dire l’interdiction des violences physiques et psychologiques envers les enfants, avait contribué à améliorer la condition des enfants en Scandinavie. Un enfant qui est respecté dans son intégrité apprend à respecter les autres. Voilà une manière de nourrir la confiance dans la relation à l’autre. Cela vaut pour les parents comme pour les professionnels. Un enfant qui est frappé ou humilié n’apprend pas le respect, il apprend à craindre l’autorité. Voilà une base sur laquelle construire la confiance est bien plus difficile. Là aussi, c’est vrai qu’on soit parent ou professionnel.
De la même manière, un enfant qui voit et ressent l’attention et la disponibilité de son parent, c’est à dire qui a, à ses côtés durant les 12 à 18 premiers mois de sa vie, un adulte (deux c’est en général peut-être encore mieux) qui a et qui prend le temps pour être à l’écoute de ses besoins, se sent comme étant de valeur pour cette personne. Voilà de quoi nourrir la confiance dans l’autre ! Quid d’un enfant qui dès l’âge de trois mois, alors que la relation avec cette principale figure d’attachement n’en est qu’à ses balbutiements, se voit tout d’un coup pris en charge par quelqu’un d’autre jusque là inconnu ? Ô combien aimante et attentive cette personne puisse-t-elle être, voilà de quoi ébranler la confiance dans la relation à la figure d’attachement. Peut-être y a-t-il là une explication à cette méfiance finalement assez généralisée envers l’autre dans notre pays ? Que dire alors de la confiance en l’autre lorsqu’on se retrouve à cet âge précoce pris en charge par plusieurs adultes eux aussi inconnus avec d’autres enfants tout aussi inconnus dans une structure elle aussi inconnue. Y a-t-il au fond un sens à la vie en collectivité à cet âge ?
Les ouvrages présentés dans cette collection nous invitent à porter un regard frais, neuf et constructif sur les relations adulte-enfant. Mieux que d’apporter des recettes, techniques ou méthodes, ils visent à nous faire réfléchir, à nous faire nous questionner, à faire des choix, et de ce fait, à nous rendre acteurs de nos vies, dans le but de créer des environnements propices à l’épanouissement aussi bien des enfants que des adultes. Si j’aborde la notion de confiance ici, ce n’est en aucun cas dans le but de juger les choix des uns et des autres, mais bien pour inciter, dans l’esprit de la collection, à la réflexion et à des choix qui puissent nous sembler justes et responsables.
Écrit par Jesper Juul peu de temps après Voulons-nous vraiment des enfants forts et en bonne santé ?, l’essai que vous tenez entre vos mains s’adresse à nous parents, à nous professionnels de l’éducation, à nous tous citoyens comme aux représentants politiques que nous choisissons. Il illustre parfaitement cette volonté d’interroger des pratiques, de poser à plat les choses pour mieux comprendre, afin de pouvoir en toute connaissance de cause, faire des choix qui nous conviennent.
L’année 2015 a été marquée par des évènements parmi les plus tragiques mais aussi par un vent de fraîcheur et d’espoir. Nous vivons en France, comme sur l’ensemble de la planète, une époque charnière qui appelle à faire des choix importants quant à nos modes de vie. Des documentaires comme Alphabet, Demain, Tout s’accélère ou encore celui cité plus haut montrent que d’autres modèles de vie sont possibles, notamment en ce qui concerne les enfants. Parents, professionnels, responsables politiques, prenons le temps d’une pause, encore une fois, pour réfléchir à la manière dont nous souhaitons vivre avec les enfants, à la maison comme en collectivités, l’un n’allant pas sans l’autre d’ailleurs. Réfléchissons à ce que nous voulons vraiment pour nos enfants, pour les enfants, car même s’ils n’appartiennent au fond qu’à eux-mêmes, ce sont nos choix qui décident de leur épanouissement, du nôtre et aussi de celui de la société dans laquelle nous vivons.
Strasbourg, Avril 2016
David Dutarte
Traducteur de Jesper Juul
Responsable Familylab France